CHAPITRE 27
— Je ne vois rien, a dit Sutjiadi.
Wardani a soupiré et marché jusqu’à une de ses consoles. Elle a touché une séquence de panneaux-écrans, et l’un des filigranes s’est étiré entre nous et la spire apparemment impénétrable de technologie martienne au centre de la caverne. Nouveau changement d’écran, et les lampes dans les coins de la caverne s’allument d’un bleu incandescent.
— Voilà.
Au travers de l’écran extensible, tout baignait dans une lumière violette chaude. Dans le nouvel agencement de couleurs, les bords supérieurs de la porte clignotaient et étaient parcourus de grumeaux de brillance qui traversaient la lueur environnante comme des cerises toxiques en rotation.
— Qu’est-ce que c’est ? a demandé Cruickshank derrière moi.
— Un compte à rebours. (Schneider avait parlé avec le détachement d’un habitué. Il avait déjà vu ça.) N’est-ce pas, Tanya ?
Wardani a eu un petit sourire avant de se tourner de nouveau vers sa console.
— Nous sommes à peu près certains que les Martiens voyaient plus loin que nous dans le bleu. Beaucoup de leurs notations visuelles paraissent faire référence à des bandes dans l’ultraviolet. (Elle s’est raclé la gorge.) Ils auraient pu voir ceci sans aide. Et en gros, c’est un avertissement : écartez-vous.
J’ai regardé, fasciné. Chaque grumeau paraissait s’allumer au sommet de la spire et se scinder pour couler rapidement le long des bords jusqu’à la base. À certains intervalles de cette descente, les lumières se divisaient encore dans les plis des embranchements du bord. C’était difficile à dire, mais si on suivait leur trajectoire à cette séparation, les lumières paraissaient se déplacer sur une grande distance dans la géométrie de chaque fente. Plus loin qu’elles ne l’auraient dû dans un espace à trois dimensions.
— Le spectre devient visible, plus tard, a dit Wardani. La fréquence diminue à mesure que nous approchons de l’événement. Je ne sais pas trop pourquoi.
Sutjiadi s’est retourné. Dans les éclairs de lumière altérée par l’écran filigrane, il paraissait mécontent.
— Combien de temps ?
Wardani a levé le bras et désigné un compte à rebours numérique qui défilait.
— Environ six heures standard. Un peu moins, maintenant.
— Samedi chéri, que c’est beau, a soufflé Cruickshank.
Elle se tenait à côté de moi, et regardait la spire derrière l’écran avec des yeux médusés. La lumière avait lavé son visage de toute émotion autre que l’émerveillement.
— Nous ferions bien d’apporter la bouée, capitaine. (Hand regardait ces explosions de couleur avec une expression que je n’avais plus vue depuis que je l’avais surpris en prière.) Et le cadre de lancement. Nous allons la lancer au travers.
Sutjiadi a tourné le dos à la porte.
— Cruickshank ! Cruickshank !
— Mon capitaine ?
La femme des Limon a cligné des yeux et l’a regardé, mais on sentait son envie de retourner au spectacle qui la fascinait.
— Retournez à la Nagini, et aidez Hansen à préparer la bouée pour le lancement. Et dites à Vongsavath de planifier un décollage et un atterrissage pour ce soir. Voyez si elle ne peut pas traverser une partie du brouillage et contacter les Impacteurs en poste à Masson. Pour leur dire qu’on repart. (Il m’a regardé.) Je m’en voudrais de me faire abattre par des tirs alliés aussi près du but.
J’ai regardé Hand pour voir comment il allait gérer ça.
Je n’aurais pas dû m’inquiéter.
— Aucune communication pour l’instant, capitaine. (La voix du cadre était une merveille de détachement – on aurait juré qu’il était absorbé par le compte à rebours de la porte – mais, sous ce ton, on retrouvait la tension caractéristique d’un ordre.) Pour l’heure, restons sur une base de communication minimale des informations jusqu’à ce que nous soyons prêts à repartir. Demandez juste à Vongsavath de préparer la parabole.
Sutjiadi n’était pas idiot. Il a entendu le câblage dans la voix de Hand et m’a lancé un regard interrogateur.
J’ai haussé les épaules, et abondé dans le sens de la tromperie de Hand. Après tout, un Diplo, ça sert à ça…
— Voyons les choses autrement, Sutjiadi. S’ils savaient que vous étiez à bord, ils nous abattraient sans doute, juste pour vous avoir.
— Les Impacteurs de Carrera, a dit Hand avec raideur, ne feraient rien de tel tant qu’ils sont sous contrat pour le Cartel.
— Vous voulez dire le gouvernement, non ? a raillé Schneider. Je croyais que c’était une affaire purement domestique, Hand ?
L’intéressé lui a lancé un regard las.
— Vongsavath, a dit Sutjiadi en passant son micro sur le canal général. Vous êtes là ?
— À ma place.
— Et les autres ?
Quatre autres voix ont fait vibrer l’inducteur à mon oreille. Hansen et Jiang alertes et tendus, Deprez laconique, et Sun quelque part entre les deux.
— Préparez un décollage et un atterrissage. D’ici à Landfall. Nous devrions partir dans environ sept heures.
Une salve de cris de joie a retenti dans mon inducteur.
— Essayez de vous faire une idée de la circulation suborbitale le long de la courbe, mais maintenez le silence en transmission jusqu’à notre départ. C’est clair ?
— En mode silencieux, a confirmé Vongsavath. Compris.
— Bien. Hansen, Cruickshank vient vous aider à préparer la bouée. Les autres, restez vigilants. Terminé. (Sur un signe de tête du capitaine, Cruickshank est sortie de la caverne. Sutjiadi, un peu plus détendu, s’est tourné vers l’archéologue.) Maîtresse Wardani, vous avez l’air malade. Est-ce que votre présence ici est encore nécessaire ?
— Je… (Les épaules de Wardani se sont affaissées derrière la console.) Non, j’ai fini. Jusqu’à ce que vous vouliez refermer cette saleté.
— Oh, ce ne sera pas nécessaire, a assuré Hand en regardant la porte d’un air de propriétaire. Une fois la bouée en place, nous pourrons avertir le Cartel et amener une équipe complète. Avec le soutien des Impacteurs, je pense que nous pourrons imposer le cessez-le-feu dans cette zone… (Il a souri.)… assez rapidement.
— Essayez de faire comprendre ça à Kemp, a dit Schneider.
— Oh, nous y parviendrons.
— Quoi qu’il en soit, maîtresse Wardani, a repris Sutjiadi d’un ton impatient, je vous suggère de retourner également à la Nagini. Demandez à Cruickshank de brancher son programme médical pour vous examiner.
— Eh bien, merci.
— Je suis désolé.
Wardani a secoué la tête et s’est redressée.
— Il fallait que quelqu’un le dise, c’est tout.
Elle est partie sans un regard en arrière. Schneider m’a regardé, et après un moment d’hésitation, l’a suivie.
— Vous avez le chic avec les civils, Sutjiadi. On vous l’a déjà dit ?
— Vous avez une bonne raison de rester ? a-t-il demandé, impassible.
— J’aime bien la vue.
Il a fait un bruit de gorge et s’est tourné vers la porte. On sentait que ça ne lui plaisait pas, et maintenant que Cruickshank était partie, il acceptait de le montrer. Tout son être était raide dès qu’il était face à l’appareil, comme la tension qu’on voit dans les mauvais combattants avant un match.
J’ai levé une main bien en évidence, et après une légère pause, je lui ai donné une petite tape sur l’épaule.
— Ne me dites pas que ce truc vous fait peur, Sutjiadi. Pas un type qui a affronté Dog Veutin et toute son équipe. Vous étiez mon héros, un moment.
S’il a trouvé ça drôle, ça ne s’est pas vu.
— Allez, quoi, c’est une machine. Comme une grue, comme… (J’ai cherché une comparaison valable.)… comme une machine. C’est tout. Dans quelques siècles, nous aussi on en construira. Prenez la bonne assurance de réenveloppement, et vous les verrez peut-être.
— Vous avez tort, a-t-il répondu, lointain. Ça ne ressemble à rien d’humain.
— Oh merde, vous n’allez pas me faire une crise mystique, hein ? (J’ai jeté un coup d’œil à Hand de l’autre côté, me sentant tout d’un coup attaqué de toutes parts.) Bien sûr que ça n’a rien d’humain. Ce ne sont pas des humains mais des Martiens qui l’ont construite. Mais ce n’est qu’une autre race. Plus intelligente, certes, plus avancée, certes, mais ça ne fait pas d’eux des dieux ou des démons, hein ? Hein ?
— Je ne sais pas, a-t-il répondu en se tournant vers moi. Vous êtes sûr ?
— Sutjiadi, vous commencez à ressembler au taré qui se tient là-bas. C’est de la technologie que vous avez devant vous.
— Non. (Il a secoué la tête.) Nous allons franchir un seuil. Et nous allons le regretter. Vous ne le sentez pas ? Vous ne sentez pas le… l’attente à l’intérieur ?
— Non. Mais je sens l’attente en moi. Si ce truc vous dérange tant que ça, on pourrait aller faire quelque chose de constructif ?
— Ce serait bien.
Hand paraissait très satisfait de rester planté devant son nouveau jouet, aussi l’avons-nous laissé là pour remonter le tunnel. Sutjiadi avait dû me transmettre son malaise, car dès que nous avons franchi le premier coude qui nous coupait de la porte activée, j’ai eu l’impression de sentir quelque chose derrière moi. La même chose qu’on a parfois quand on tourne le dos à un système d’armement activé. Même quand le système vous a enregistré comme allié, il peut vous transformer en petits éclats d’os et de chair, et vous le savez. Et malgré les meilleurs programmes au monde, les accidents continuent à arriver. Tir allié ou ennemi, la mort est la même.
À l’entrée, la lueur diffuse du soleil nous attendait comme une inversion de la chose sombre et comprimée à l’intérieur.
J’ai délogé la pensée en secouant la tête.
— Alors, heureux ? me suis-je enquis d’un ton acide en mettant le pied dehors.
— Je serai heureux quand nous aurons déployé la bouée et mis un hémisphère entre nous et ce truc.
J’ai secoué la tête.
— Je ne vous comprends pas, Sutjiadi. Landfall est construite à portée de snipers de six sites de fouilles majeurs. Toute la planète est truffée de ruines martiennes.
— Je viens de Latimer. Je vais où on me dit.
— Bon, Latimer. Là-bas aussi, il y a des ruines, tous les putains de mondes qu’on a colonisés leur appartenaient, avant. C’est grâce à leurs cartes qu’on est ici, de toute façon.
— Exactement. (Sutjiadi s’est arrêté net et s’est tourné vers moi. Pour la première fois depuis qu’on lui avait interdit d’éventrer la grotte, son visage portait un semblant d’émotion.) Nous n’avons pas notre place, ici. Nous ne sommes pas prêts. C’est une putain d’erreur que nous ayons découvert par hasard les cartes d’astrogation. À notre rythme, il nous aurait fallu des milliers d’années pour trouver ces planètes et les coloniser. Nous avions besoin de ce temps-là, Kovacs. Nous avions besoin de gagner notre place dans l’espace interstellaire. Au lieu de cela, nous nous sommes greffés sur une civilisation morte que nous ne comprenons pas.
— Je ne pense pas…
Il a foulé mon objection aux pieds.
— Regardez le temps qu’il a fallu à l’archéologue pour ouvrir cette porte. Regardez toutes les bribes d’info à moitié comprises dont on a eu besoin pour arriver jusqu’ici. Nous sommes à peu près certains que les Martiens voyaient plus loin que nous dans le bleu. (Son imitation de Wardani était cruelle.) Elle n’a aucune idée de ce qu’elle fait, comme les autres. Tout le monde joue aux devinettes. Nous ne savons pas ce que nous faisons, Kovacs. Nous avançons à l’aveuglette, en collant nos petites certitudes anthropomorphiques sur le cosmos et en sifflotant dans le noir, mais en fait nous n’avons pas la moindre putain d’idée de ce que nous faisons. Nous ne devrions pas être ici. Nous n’avons pas notre place ici.
J’ai exhalé un long soupir.
— Eh bien. Sutjiadi. (J’ai regardé le sol, puis le ciel.) Vous feriez bien d’économiser pour une injection vers la Terre. C’est un cloaque, bien sûr, mais c’est de là qu’on vient. Là-bas, on a notre place.
Il a souri, couverture d’arrière-garde pour l’émotion qui quittait son visage pour laisser revenir le masque du commandement.
— Trop tard pour ça. Bien trop tard.
Près de la Nagini, Hansen et Cruickshank étaient déjà en train d’ouvrir la bouée de Mandrake.